le jour du meurtre – extrait

Saint Petersburg, Missouri, le long du fleuve Mississipi.

Le soleil se couche sur un horizon encore chaud et humide, le teintant de rose et d’orange ; il signe avec sa lente descente dans les abîmes du monde la fin d’une journée quelconque de l’histoire américaine ; en laissant bientôt la place à l’obscurité naissante, il permet du reste à cet instant que l’on appelle « entre chien et loup » de déployer ses terribles tentacules.

Ce soleil par ailleurs se reflète dans les yeux de deux garçons,

deux jeunes garçons,

deux orphelins

deux orphelins mal habillés,

mal habillés et sales,

très sales.

Ils ont la même taille, à peu près comme ça.

Non, un des deux est plus grand, mais pas de beaucoup ;

il y en a un, celui qui s’appelle Tom – Tom Sawyer, qui est blond, ou châtain ou roux, on ne sait pas trop, parce qu’il ne fait pas assez clair et que la poussière qu’il porte comme un vêtement altère sa couleur naturelle.

Ses habits sont déchirés aux genoux,

son visage reflète une certaine forme d’intelligence et de malice.

C’est un être fourbe autant qu’honnête et probe.

Il est ce qu’il est.

L’autre, celui que l’on nomme Huckleberry Finn ou « Huck les mains rouges », a les yeux aussi noirs que les cheveux ou le bout des ongles ; il sent la bête, ses fringues sont abîmées et vaguement rafistolées à plusieurs endroits,

il a pourtant, émanant de toute sa personne, quelque chose qui pousse à la confiance,

qui donne envie de le suivre jusqu’au bout du monde,

et, surtout, de faire, de temps à autre, l’impasse sur école.

Oui, mais ça ne fonctionne que pour ceux qui ont gardé une âme d’enfant.

Comment ça ?

Les adultes ne le supportent pas, Huck remet trop en cause leurs acquis, leurs certitudes, leur morale.

Pourquoi ?

Je ne sais pas, c’est comme ça.

Soit.

Oui, soit.

Ils sont pieds nus,

Huck tient dans sa main un chat mort que Tom regarde avec envie ;

et il dit :

Tom : Dis donc, Huck, qu’est-ce que tu vas foutre avec ce chat mort ?

Huck hausse les épaules, et répond :

Huck : Mais, Tom, c’est pour soigner les verrues.

Tom : Les verrues ?

Huck : Oui, les verrues.

Tom : Huck, tu sais que les verrues ça se soigne avec de l’eau de bois mort.

Huck : Je sais, mais c’est moins efficace.

Tom : Tu sais ? Moins efficace ? C’est que tu t’y prends mal.

Huck : Ah ouais ?

Tom : Ben ouais.

Huck, c’est donc le garçon que tous les parents du village détestent mais que tous les enfants envient et adorent.

Ils voudraient être comme lui, libres.

Huck peut faire à peu près ce qu’il veut. Son père est un ivrogne et sa mère est morte.

Personne n’est là pour l’emmerder.

Personne.

Il se lève quand il n’est plus fatigué, et pour aucune autre raison,

il pêche autant que ça le chante,

il siffle autant qu’il peut,

il crache où et quand il veut,

personne ne l’oblige à aller à nulle part,

il ne se brosse ni les cheveux ni les dents,

il joue aux jeux vidéo jusqu’à tomber de fatigue et/ou d’ennui,

on ne sait pas trop s’il se torche le cul.

Quel rapport ?

Aucun.

Ah. D’accord.

Il ne travaille jamais,

il n’étudie pas

et pourtant il en sait, des choses,

il veille aussi tard que ça lui semble nécessaire, ou aussi longtemps que ses yeux le lui permettent,

bref,

oui bref,

il fait tout ce pourquoi une vie vaut la peine d’être vécue,

paria pour les uns,

héros pour les autres,

c’est une énigme en soi.

Tom ne manque jamais une occasion de le fréquenter.

Huck : Comment ça, je m’y prends mal ? Explique-moi.

Tom : C’est tout simple, Huck, il faut qu’à la nuit tombée, tu trouves une souche pourrie dans laquelle de l’eau stagnante a macéré au moins trois jours, que tu plonges la main dedans, que tu dises trois fois « disparais, disparais, foutue verrue, ou bien je te brûle à l’azote liquide », que tu fermes les yeux, que tu recules de dix pas, que tu te retournes, que tu rouvres les yeux et que tu rentres chez toi en courant, et en secouant la main qui a séjourné dans l’eau souillée et, normalement, le tour est joué, le lendemain la verrue a disparu.

Huck : Ça a l’air tout à fait simple en effet, mais ça l’est quand même encore plus avec un chat mort.

Tom : Ah ouais ? Et comment tu fais ? Je n’ai jamais entendu parler de ça.

Huck : Il suffit de prendre quelques touffes de poils, de les frotter avec un peu de salive sur la verrue, qu’on aura au préalable fait saigner, puis d’aller enterrer le chat dans un cimetière, au pied d’un arbre, de réciter quelques incantations, et voilà.

Tom : Ça semble logique.

Huck : Oui.

Tom : Tu vas faire ça quand ?

Huck : Ce soir.

Tom : Je peux venir ?

Huck : Bien sûr, si t’as pas peur.

Tom : Moi, peur ? Tu rigoles ?

Dit-il en hurlant presque, autant par bravade que pour se rassurer.

Il ajoute : « Rendez-vous au cimetière, ce soir, juré, craché, si je mens… »

Et l’un et l’autre envoient, par terre, un énorme paquet de salive.

Deux fois.

Au même endroit.

C’est fantastique.

C’est dégueulasse.

C’est comme ça qu’on scelle une promesse.

La journée passe.

Huck flâne.

Tom va à l’école.

Il passe son temps à tenter d’attirer l’attention de celle qu’il aime plus que lui-même :

Becky Thatcher,

la fille du juge Thatcher,

un homme impressionnant, le juge Thatcher.

Oui.

Elle, elle l’aime aussi mais elle est fâchée contre lui, très fâchée,

parce qu’il a fait une bêtise,

une grosse bêtise.

Tom tente de se racheter en lui faisant des grimaces,

en vain,

en lui faisant un dessin,

ça ne marche pas,

en lui offrant tout un tas de choses absurdes comme la dent qu’on lui a enlevée le matin même, une pomme, un bouton de porte, une clé rouillée, etc., mais ne réussit qu’à se faire punir sévèrement par le professeur, qui de toute évidence ne semble pas vraiment disposé à laisser passer quoi que ce soit venant de Tom,

donc il lui saisit l’oreille,

la tord méchamment,

la tire vers le haut,

soulève le jeune homme qui y est accroché,

conduit celui-ci tout au fond de la classe,

lui ordonne de se mettre à genoux

et de passer là le reste de la journée.

Raté donc, ou presque.

Parce que Becky a souri.

Oui, timidement, mais quand même.

Tout n’est pas perdu.

Certes.