le fond de l’air est toujours aussi froid – extrait

A : Il fait froid.

B : Très froid.

C : J’ai le bout des doigts qui gèlent.

A : Mon nez me fait mal.

B : J’ai le sang se solidifie dans les veines.

C : Il circule en petits glaçons pointus qui me déchirent tout le corps.  J’ai mal, je crève de mal. J’ai envie de hurler.

B : Tu exagères.

C : Oui.

A : Il dit : j’exagère.

B : Quelle barbe.

C : Et il tousse.

A : Il n’y a pas grand-chose pour nous réchauffer. Ni physiquement, ni moralement. Je me demande combien de temps ça va encore durer. Je me demande depuis combien de temps ça dure. Je me demande si tout ça est normal.

B : Il me semble qu’il en a toujours été comme ça.

C : Ah oui ?

A : Bordel.

B : Il répète : il me semble.

C : Et il tousse encore.

B : Il faut attendre.

C : Il faut toujours attendre.

B : Attendre est le propre de l’homme.

C : Parfois, j’en ai marre d’attendre.

A : L’attente nuit globalement à la santé de celui qui subit cette attente. Il faut trouver un moyen de s’en accommoder. Il faut trouver le chemin de la patience. Il faut garder à l’esprit qu’un jour ça ira mieux et que tout n’est pas perdu. Alors l’attente devient plus ou moins supportable.

B : Plus facile à dire qu’à faire.

A : J’ai toujours été brouillon.

B : Qu’est-ce que tu dis ?

A : Il dit : j’ai toujours été brouillon.

B : Ça n’a aucun rapport.

C : Il se racle la gorge, un bon coup, comme ça, oui, plus fort encore, et puis il parle.

A : Je sais. Je sais bien, mais je m’en fous.

C : Moi aussi.

A : Tant mieux.

B : Je suis fatigué.

A : Mes cahiers, à l’école, ont toujours été mal tenus. Mes notes étaient fourrées n’importe comment. Je m’en suis toujours foutu. Oui. Non, je ne m’en foutais pas, je le faisais exprès. La prof de mathématiques me détestait à cause de ça, de mon bordel. Je la détestais aussi. J’ai toujours détesté les mathématiques. Parce qu’ils sont en quelque sorte l’incarnation de l’ordre. Je hais l’ordre. Les mathématiques tentent à l’aide de formules qui me donnent la nausée d’expliquer le monde. Et je n’y comprends rien. Je n’y ai jamais rien compris, et ça ne m’aide en aucune manière à vivre, pour quoi que ce soit. Alors que la musique oui. Pour ranger ma chambre par exemple, aucune formule d’aucune sorte ne m’a jamais été d’aucune aide, Madonna, elle, en revanche, oui.

C : Tu as déjà raconté ça.

B : Oui : son père ou sa mère, séparément ou de concert, lui demandaient de mettre de l’ordre, de ne pas laisser trainer ses jouets, de ne pas faire tant de bruit, de ne pas être si négligent, parce qu’il faut être soigneux, qu’il faut respecter ce qu’on a, qu’il faut être sage et raisonnable, mais il n’y arrivait pas, pas totalement. Faut pas en faire toute une maladie.

A : Oh ça va, hein.

C : Tes parents n’avaient pas forcément tort.

B : Ils se regardent l’un l’autre. Se défient un peu, se jaugent. Chacun hausse les épaules, campe sur ses positions.

A : Le problème c’est que je me suis mis à aimer le désordre,
à aimer quand ça n’a pas de sens,
quand ça ressemble à rien.
J’ai suivi mot pour mot l’adage qui dit « si tu ne peux pas avoir ce que tu veux, alors aime ce que tu as ». J’aurais bien voulu avoir une chambre et des idées bien rangées, mais je n’ai pas pu, alors je me suis mis à aimer le bordel.
Ça m’a rassuré, et ça me rassure encore aujourd’hui.

B : Je me sens vivant dans le désordre, dans le chaos, dans l’absurde, il dit.

A : J’aime quand ça grouille, quand ça gicle n’importe comment,

C : quand ça explose, quand ça dérive au gré du vent, quand ça chamboule le court des choses,

B : j’aime l’inattendu, ce qui fait que le quotidien, tout à coup, est moins terne, tout ce qui fait qu’aujourd’hui ne ressemble plus à hier, grogne-t-il,

C : plus tout à fait en tout cas, précise-t-il.

B : C’est pour ça que j’aime :

A : les accidents

C : les épidémies

B : les attentats

A : les guerres

C : les famines

A : les catastrophes naturelles

B : tout ça.

A : et bien d’autres choses encore.

B : C’est horrible.

A : Oh ça va hein.

C : Tu es probablement fou.

A : Je pense que je suis probablement fou, oui.

B : Je crois, par ailleurs, très sincèrement, et sans vouloir te vexer, que ça n’intéresse personne ce que tu dis.

C : Est-ce que ça intéresse quelqu’un ?

A : Tu sais ce qui intéresse les gens toi ?

B : Non pas forcément, mais ce que tu dis, là, j’en suis pratiquement sûr, non j’en suis sûr et certain ne fait pas partie des choses qui peuvent éveiller une quelconque lueur d’attention chez qui que ce soit.

A : Pourquoi ?

B : Une intuition.

A : Une intuition de mon cul oui.

C : Ne le brime pas, il est malheureux, il fait froid, il attend, et nous aussi.
Il a besoin d’une catharsis.

 

A : J’ai froid.

C : J’ai froid aussi.

B : Moi aussi.

A : Ce n’est pas possible ce temps de merde.

C : Tu l’as dit.

 

B : Une catharsis ?

A : Il a dit ça, oui.

C : Oui, une catharsis.

A : Je ne sais même pas ce que c’est.

C : Moi non plus mais j’ai entendu ça quelque part et ça a l’air d’avoir du sens.

A : Ah bon.

B : Une baffe oui, c’est une baffe qu’il lui faut… une bonne vielle gifle pédagogique qui fait circuler le sang en le dégelant ; ça redynamise l’esprit, ça fait s’agiter les neurones, ça brise l’attentisme, ça remet le cavalier en selle, rougit la peau, excite les nerfs, ravive le mental, ramène l’église au milieu du village, etc.

j’en passe et des meilleures.

C : Et puis ça réchauffe, voilà.

B : Oui. Jouons à je te tiens tu me tiens par la barbichette.

C : Ok.

B et C : Je te tiens, tu me tiens par la barbichette, le premier de nous deux qui rira aura une tapette.

A : Personne ne rit mais celui-ci flanque une gifle monumentale à celui-là.

B : Moi ? A lui ?

A : Oui. Oui, oui.

C : Ah non, non. Non.

A : Si. Si.

: Et merde.

B : Bon. Ferme les yeux.

C : N’y va pas trop fort.

B : Ne bouge plus.

C : Le con. Le con de con de chez con. Ça fait mal. J’ai dit pas trop fort, bordel, t’es malade ?

B : Désolé. Monumentale on a dit. Et puis c’était une gifle curative. Tu te sens mieux ? Fait moins froid, non ?

C : Non. Enfoiré, tu me le paieras.

B : Moi ça va mieux.

C : Psychopathe.

A : Vous me fatiguez. La situation est critique et vous, vous jouez à ce jeu stupide.

C : Qu’est-ce qu’il m’emmerde lui alors. Il ne fait que
geindre,
pleurnicher,
maudire,
se vautrer,
se complaire dans le malheur
le sien et celui des autres.

B : Il aime la merde ?
qu’il l’a bouffe !
et qu’il arrête de dire que tout va mal
de s’appesantir sur ses putains de problèmes
sur son petit cul qui a une punaise dans le gras.

 

A : Tout ça m’énerve.

C : Là, il parle de lui.

A : Oui, je parle de moi. De qui parler d’autre ? On ne parle jamais que de soi. Rien à foutre des autres. L’humanité est dans son ensemble centrée sur elle-même. Elle est biologiquement égocentrique. Il n’y en a pas un pour rattraper l’autre. Les gens ne pensent qu’à eux. Moi le premier, et je l’assume parfaitement. Quand ils te demandent « ça va ? », ils ne le font que pour pouvoir étaler leurs propres histoires, se répandre et pleurnicher sur leur sort. Voilà.

B : Ça ne m’intéresse pas.

A : Tu vois ?

C : N’écoute pas alors.

B : Je n’écoute plus.

A : Il n’écoute plus, je m’en gratte les fesses. Bordel de merde. Depuis quelques jours, quelque chose, sur ma peau, me démange. De l’eczéma. Le stress sans doute. Il faudrait que quelqu’un me tartine le corps avec du lait d’ânesse. Mais il n’y a pas ça ici et puis surtout, qui donc aurait envie de me toucher la peau ? Moi-même ça me dégoûte. Quelle barbe. Plein le cul.