ballade en mondes mineurs – extrait

16 juin

Je me lève juste au moment où,
à l’est de mon champ de vision,
l’aube commence à exhiber sa robe grise parsemée de déchi- rures orangées.
L’air est lourd,
empaqueté dans un horizon frelaté.
J’ai une vague envie de vomir.
Pas envie en revanche de me déloger la tête de l’oreiller qui l’entoure.
J’ai le crâne rempli de billes de plomb
qui s’entrechoquent
qui résonnent
me troublent la vue
s’amusent à me faire perdre l’équilibre.
Ma vessie est probablement au bord de la rupture.
Je me dirige péniblement vers les WC.
Un long jet de pisse éclate sur le bord de la cuvette,
se répand autant dans la chiotte que sur le carrelage.
Rien à foutre, je me dis, ça séchera.

Dans le salon, c’est le carnage.
Reliquats désastreux de ma solitude, de mes échecs répétés, des dizaines de canettes de bière encombrent ma table,
et un reste de lasagne me fait des yeux doux.
J’en mange un morceau,
vide le fond d’un verre dans lequel otte un mégot,
et vais me préparer un café.

J’ai décidé d’y aller à pied,
de poursuivre,
malgré les désillusions successives,
de parcourir la ville de long en large sans relâche.
Je veux y assister,
voir ça de mes yeux,
m’en rassasier.
L’histoire démontre que les matinées sont propices.
Non seulement New York, Madrid, Londres, en sont les preu- ves les plus tangibles,
mais aussi Moscou, Oklahoma City, Virginia Tech, etc.
Alors pourquoi pas ici, dans cette foutue capitale de l’Europe ?

Il est à peine 6h30, je suis dans le bon.
Les bouches de métros ont, dans un premier temps, ma préférence. Univers clos, dif cile à évacuer,
favorisant la paranoïa.
Mais rien de nouveau.
Rien.
Les gens passent
indifférents,
les yeux xés sur le trottoir
comme s’il y avait quelque chose à y lire.
Crétins.

Je change mes plans et parcours les rues
au hasard,
au petit bonheur, au gré du vent.

C’est le plus souvent quand on ne s’y attend pas,
au moment le plus improbable,
que surgit nalement ce qu’on a pas pu avoir en cherchant, clame la sagesse populaire.
Conneries !
Je reste aux aguets, je fais la vigie, je m’aiguise les yeux, et je scrute, je scrute tout
dans les moindres détails.

Ma gueule de bois semble s’être miraculeusement résorbée, mais ce sont mes jambes qui maintenant sont prises d’une dé- faillance inquiétante.
Ça part en couille.

Je m’imagine déjà chez un médecin qui m’annonce,
l’air dépité,
– il va falloir amputer,

mais vous savez,
il existe actuellement de très bonnes prothèses,
pas trop chères et remboursées –
quand ma rêverie est interrompue par un bruit de pneu déchi- rant le tarmac.
Je lève les yeux
et je vois deux voitures se heurter,
crouiaing brong schkling !
l’une des deux dérape légèrement,
monte sur le trottoir,
tacle un gars qui passait par là,
poc !
puis va s’écraser contre un poteau de signalisation.

Clang !
Tableau :
un type à terre qui ne bouge plus,
une dame d’âge moyen qui sort de sa voiture en pleurant,
en s’excusant,
et une autre voiture
qui manœuvre pour foutre le camp.

Londres

La table qui nous sépare est couverte de ronds de café séché. Un insecte s’y promène, butine ça et là, se lisse les ailes, ne cesse de passer d’un coin à l’autre, semble très affairé. Je le regarde. Il me regarde. Il me plait. Je n’en avais jamais vu un comme ça. Il s’envole. Je m’ennuie. Je sens que ça mal se passer. Je tourne la tête, reni e un coup. Sa gueule s’allonge un peu, elle baille, elle commande un thé, puis se lance. On y est. Je reste impassible lorsqu’elle m’annonce qu’elle est enceinte, mais pas de moi. Ça ne te surprend pas ? Je n’en sais rien. Je m’en fous en fait, j’en ai vraiment rien à fou- tre. Mais ça ne se dit pas. Elle est dos à la rue. Elle porte un chandail rouge. Ça ne lui va pas. Derrière elle, des gens passent, courent, se précipitent vers une immense bouche de métro qui les avale inlassablement, à la chaîne, comme de vul- gaires cacahuètes. Je lui dis qu’elle peut venir chercher ses affaires quand elle veut, que généralement je ne suis pas là le samedi : je vais chez ma mère. Comme d’habitude me rétor- que-t-elle d’un air de reproche. Je t’emmerde. Je t’emmerde. Toi, ton futur môme et son père. J’ai envie de lui cracher à la gure, mais comme toujours, je n’y arrive pas. Je me retiens. Je bouffe ma haine. J’ai l’immense besoin de lui coller mon poing sur le coin de la gueule. Mais je ne fais rien. Je souris, dis : toujours prompte à lancer une petite pique. C’est pour te secouer. Te secouer répète-t-elle. Pétasse. Je bois le fond de ma tasse, c’est froid. Son thé arrive seulement. Et merde. Je recommande un café. Je vais être en retard à cause de cette conne. De nouveau je pourrais soulever la table, la lui balan- cer au travers du bide et lui crier salope salope mais elle se lève me dit qu’elle m’appellera, qu’elle est désolée. Ses pas la mènent tout droit vers l’entrée du métro qui l’engouffre. Elle disparaît quand brusquement un bruit venu des entrailles de la ville se fait entendre. Le sol tremble, des vitres éclatent, je ne comprends pas tout de suite ce qui se passe : des gens, des centaines de personnes hurlent, sont projetés dans les façades des bâtiments qui grincent, sont dégurgités par la bouche, à peine digérés, les vêtements en lambeaux, les chairs lacérées ; une fumée et une poussière noires commencent à s’échapper, une sirène se fait entendre déchirant le silence des quelques cadavres qui traînent tordus sur le trottoir. Le serveur tient mon café dans la main. Il est complètement abruti par ce qu’il voit. Je prends la tasse, il me regarde, je le regarde : quoi ? Je dis, et je bois le breuvage brûlant d’un trait, ça me traverse tout l’œsophage, comme une lame de rasoir. Je pose la tasse sur la table fouille dans ma poche en sort toute la monnaie la dépose tranquillement et m’en vais avec dans le cœur un sen- timent d’apaisement. Ma rancœur a disparu. Accroché à une poubelle désarticulée un bout de tricot rouge que je connais bien, sonne dans l’air appesanti comme une libération.