étreinte dans le noir – extrait

A : Je fixe le soleil, ça brûle, je ferme les yeux, je baigne dans une lumière orange, complètement et stupidement orange ; il fait chaud, je me dis qu’il fait chaud, l’air est lourd, extrêmement lourd, des gouttes de sueur se forment à la frontière tracée par mes cheveux entre mon front et mon crâne, sur mes tempes, et à l’endroit de la moustache. Je vois une mouche. Une mouche verte. Vert métal. elle brille, elle irradie ; elle est peut-être toxique, je pense, et ça me plaît. La tache qu’elle forme se déplace rapidement, par à-coups, de manière saccadée ; c’est un éclair dans l’horizon psychédélique de ma cervelle. Je me dis que c’est une belle mouche.
J’ai une passion pour les insectes, j’avoue. ils sont bien plus malins, bien plus endurants et bien plus solides que les humains, qui sont globalement stupides et mous. Les insectes que je préfère, ce sont les cafards (j’en ai toute une collection bien rangée dans une boîte, chez moi), les araignées et les kabutomushis. Juste après viennent les mouches, mais pas toutes les mouches ; il y en a qui sont dégueulasses, on est d’accord. Mais celle-ci me paraît particulièrement attirante. Ses yeux sont rouges, sa robe est verte ; elle est magnétique. il y en a probablement des dizaines comme ça dans le coin, voire des centaines, mais moi, je ne vois qu’elle, et elle seule. C’est ma mouche. elle me zigzague autour, elle fait vibrer ses ailes à toute allure, pile au milieu de mon cerveau, ça bourdonne, ça siffle, elle m’habite totalement.
Je rouvre les yeux sur l’horizon azuré, la mouche est toujours là ; je bois.

B : Il avale pratiquement d’une traite un verre plein de Bloody Mary, largement chargé en vodka, bien épicé, une véritable bénédiction, qui descend dans son estomac instantanément, y diffuse une sensation d’apaisement immédiat, et le rafraîchit.

A : L’alcool me pénètre, je me sens bien.

B : Je l’aime, cette mouche, il dit.

D : Je ferme les yeux, je ne vois rien. rien du tout.

B : Et ?

C : Je n’en sais rien.

B : Tu as lu le journal de ce matin ?

C : Non.

B : Moi non plus.

C : Pourquoi tu me poses la question alors ?

B : Je ne sais pas. Pour avoir des nouvelles.

C : Tout va mal. extrêmement mal. Guerres, attentats, accidents, maladies, crise économique, crise sociale, crise des valeurs (de mon cul), tout le bordel. Aucun intérêt.

D : Ne sois pas si dramatique.

C : Je m’ennuie.

D : il faut savoir savourer l’ennui.

A : Arrête de dire des conneries.

B : Quelqu’un a soif ?

A : Je ferme les yeux à nouveau, ma tête tourne.

D : Ma tête tourne aussi, et j’ai envie de pisser.

C : Il m’arrive parfois de me retenir d’uriner le plus longtemps possible. Jusqu’à ce que ça devienne insupportable. Puis, quand je n’en peux plus, je me précipite aux toilettes, ou dans n’importe quel endroit qui me permette de me soulager. Mon but étant de ressentir une forme d’absolu dans la délivrance : sentir le jet de pisse chaud me sortir du corps avec une violence incroyable, m’en mettre sur les pieds éventuellement, mais n’en avoir rien à foutre, parce que c’est ça ou la péritonite.

A : Je vois parfaitement ce que tu veux dire. Ça fait une demi-heure que je m’empêche d’aller pisser.

D : Pour les hommes, c’est pas pareil.

A : Ah ?

C : Non, ce n’est pas pareil.

B : Il demande : qu’est-ce que tu en sais ?

D : Elle répond : je le sais, c’est tout.

A : Soit.

C : Incroyable.

A : Elle dit : incroyable.
Je me sens seul tout à coup.

D : Je me tais.

B : Lui ne voit, ne pense, ne considère que sa mouche, que cette mouche, et rien que cette mouche
qui danse
qui danse derrière ses paupières.

D : Elle, elle ne voit rien. rien du tout.

B : Tout avait pourtant très bien commencé. Au départ, on peut parler d’une certaine harmonie entre eux. Tout a démarré en haut d’un immeuble ; tout démarre toujours en haut d’un immeuble. ils étaient en haut, tout en haut, au plus près du ciel. ils étaient aveuglés par la lumière intense. ils étaient heureux d’être aveugles. ils étaient aveuglés et fébriles, positivement fébriles, brûlants l’un de l’autre, et ils sont arrivés au point de basculement.

D : ils sont arrivés à ce tout petit moment où potentiellement tout se joue.

B : Que l’on saisit, ou pas.

D : Et qui peut déterminer une vie.

A : Foutaise. Il n’y a pas de basculement qui tienne, il est impossible qu’une vie soit déterminée.

B : Si. Tu as un destin, tout le monde a un destin. Il faut se laisser guider par les signes.

C : Tout n’est que hasard, et nécessité.

D : Si tu rates les signes, tu rates ta vie.

B : Une vie ratée peut devenir une belle vie.

D : Bref, ils se sont embrassés et ils ont cru que désormais tout allait aller beaucoup mieux, beaucoup, beaucoup mieux.

A : Tu me fatigues.

C : Je sais.

A : Je lui demande de fermer les yeux… Je dis :

B : « Tu vois la mouche ? »

D : Et cette conne répond : « Je ne vois rien. »

B : « C’est étrange… », il dit.

D : Elle répond : « oui ».

C : Je me sens tellement seule tout à coup.

B : Elle est loin. Ailleurs.

C : Je vais réessayer.

D : Elle dit : « Je veux réessayer, je veux y arriver. Je veux, moi aussi, voir la mouche, la voir bourdonner, la voir se poser sur une miette, filer quand quelque chose s’approche, méfiante de tout et de rien, agile comme personne, terriblement laide, mais terriblement obsédante. »

C : Mais quand je ferme les yeux, il n’y a rien, rien du tout.

D : Que des traces orange, vertes et rouges de persistance rétinienne.