R : Je traverse le champ de part en part. Le soleil tape. Je cuis. Les herbes hautes ondulent au gré du vent, se brisent quand elles sont trop sèches. Mon bras me fait à nouveau un mal de chien. Il va pleuvoir dans quelques jours. Je m’assieds.
Des insectes dansent autour de mes chaussures.
On dirait qu’ils fêtent quelque chose ces cons.
Ma mère se promène sur la ligne d’horizon, elle marche, mais n’avance pas, elle stagne, fait du surplace, elle m’appelle, mais je n’entends rien.
Tout ça est loin. Tellement loin.
La brise chaude me caresse le visage.
On était peut-être deux ou trois cents, je ne sais plus. On attendait. On attendait quoi ? C’était mon mariage. Je n’arrivais pas à réfléchir. Vide total en dedans. Seul dans un coin, je tentais de calmer mon mal de crâne. Ma mère n’arrêtait pas de geindre. Je lui ai dit : ça m’épuise, ta gueule. Je lui ai dit : tais-toi, je n’arrive pas à réfléchir. Je n’arrive pas à me concentrer.
Les odeurs étaient épouvantables. Ça sentait le chien mouillé. Le chien qui a passé toutes ses journées dehors. Ou le rat. Une bestiole de ce genre-là. Un petit chien ou un gros rat, c’est pareil.
Ma femme avec le ventre tiré de toutes parts déambulait, se pavanait. Princesse. Connasse. Fainéante. Rien foutre ça elle savait. Mais pour le reste, que dalle.
Mon cœur bat pousse déchire tout à l’intérieur. Je ne sens plus ni mes mains ni mes pieds. Ma tête repose dans une mousse blanche remplie de débris de verre. Mes yeux gonflent. Je sens la pression qui monte, qui compresse le globe oculaire, et envoie dans mes mâchoires d’insupportables décharges de douleur.
J’ai besoin d’un verre.
J’ai trente-huit ans. Je m’appelle Michel.
Je suis mort.
Vous comprenez ce que je dis ? Vous êtes où ?
Je suis là. J’attends.
Je m’érode au gré du vent. Je suis comme un caillou, mais pas un galet, non, pas quelque chose de lisse, non, un truc rêche, un truc plein d’aspérités. Un caillou quoi, qui tient mal dans la main, qu’on lâche vite parce que sa texture est, au toucher, très désagréable, rugueuse, coupante, surtout quand du sable s’y est incrusté, surtout quand de la crasse en inonde les sillons et les crevasses.
Je suis là, j’attends.
Je pèse de tout mon poids, mais rien ne s’affaisse. Je suis mort. Je suis comme le cadavre de rat ou de chien qui traine là-bas dans les champs, et que les mouches se partagent. J’aime les mouches. Elles ont une présence folle, irrésistible, incommensurable, immédiate, radicale.
Les insectes sont fascinants. A mes pieds, ils continuent leur petit manège, indifférents à la chaleur, au manque d’oxygène, à la saleté. On devrait peut-être tous vivre comme ça : insensibles à tout.
Depuis quand je suis mort ? Je ne sais pas. Je ne sais vraiment pas.
Qu’est-ce que je raconte ? Vous m’écoutez ? Vous n’en avez rien à cirer, hein ? Ça n’a aucune importance. Je ne sais pas très bien non plus ni quand ni où je suis né. Peut-être au sanatorium quand j’étais malade.
J’ai toujours été malade.
L’odeur et le bruit des champs me traverse, s’accroche à moi, me caresse la peau, et j’ai envie d’une cigarette. D’un verre et d’une cigarette. Je n’en veux à personne de ce qui est arrivé, non, à personne. Si j’avais eu un peu d’argent ç’aurait été différent. Mais il a toujours filé, disparu, comme ça, sans raison.